Divines Angéliques d'après Matthiole (1565)
En plein cœur de février, plusieurs botanistes se retrouvent sur le campus de Poitiers... Une Sauvage précoce et rare aurait-elle été repérée près d'un parking? Pas vraiment, même si les capitules discrets du Senecio vulgaris, solitaires et banals en cette saison, suffisent à leur ravissement. C'est un tout autre genre de trésors, faits d'encre et de papier, qui attirent ces passionnés de nature: Anne-Sophie Traineau-Durozoy, conservatrice du Fonds ancien de la Bibliothèque universitaire de Poitiers, ouvre les portes de sa caverne aux merveilles pour présenter plusieurs grimoires botaniques, sélectionnés parmi les 40.000 ouvrages qui reposent sur les rayonnages.
Tous les murs étaient couverts d’étagères, et toutes les étagères chargées de livres. Et les livres étaient tous, ou presque, des livres anciens, des livres de magie!
(Jonathan Strange et Mr Norrell, Susanna Clarke)
Anne-Sophie Traineau-Durozoy enclenche la machine à remonter le temps en propulsant ses invités dans la première moitié du 16ème siècle. En ce temps, les auteurs naturalistes cherchent avant tout à copier, collecter et compiler le savoir des anciens, à commencer par ceux de Théophraste et Dioscoride, aux origines grecques de la botanique et de la phytothérapie. Dans un élan d'audace, les auteurs du 16ème se risquent parfois à compléter de leur propre observations les textes fondateurs, sans chercher à critiquer ou à réinventer l'approche. Les imprimés les plus anciens présentés ce jour là restent impénétrables: rédigés en latin et non illustrés, ils passent respectueusement de main en main, inspirant peu de commentaires...
Les premières gravures marquantes de cette visite guidée surgissent d'ouvrages rédigés par le botaniste italien Pierre André Matthiole («Commentaires de M. Pierre-Andre Matthiole, medecin senois, sur les six livres de P. Dioscoride», 1565 et 1566). Au 16ème siècle, les illustrateurs cherchent à produire un travail esthétique et pragmatique (fleurs et fruits peuvent apparaitre simultanément sur un même spécimen) plutôt qu'une reproduction fidèle de la réalité. La technique de la gravure sur bois impose un trait épais. Au bout du compte, les dessins semblent un brin fantastiques, dignes d'un comic strip anachronique: loin de paraître vieillottes, les vignettes semblent au contraire sortir d'une bande dessinée contemporaine!
L'incroyable Nombril-de-Vénus (Umbilicus rupestris) version Matthiole (1565), un sérieux prétendant pour le Fauve d'Or du festival d'Angoulème?
L'illustrateur des ouvrages de Matthiole s'autorise une autre fantaisie: chaque plante est escortée d'une joyeuse farandole d'insectes virevoltant. Les tableaux respirent la vie, loin des planches froides que la rigueur anatomique encouragera les siècles suivants.
Le Pissenlit (Taraxacum sect. Ruderalia) et autres Astéracées version Matthiole (1566), un coup de crayon qui fleure bon la biodiversité!
Bien sûr, toute science requiert rigueur et précision. Dès le 17ème siècle, les illustrations gagnent en netteté: la gravure sur cuivre l'emporte sur le bois, les traits s'affinent. Les artistes cherchent à traduire le réel. Le détail est roi, le microscope vient d'ailleurs de faire son apparition dans les laboratoires. C'est une période cruciale et féconde dans l'approche naturaliste: fini le «copier/coller», on révise et on critique les textes fondateurs mâchés et remâchés. A ce point, tout reste à (ré)inventer, à l'image du botaniste français Joseph Pitton de Tournefort qui sème les premières graines de la classification binominale dans ses ouvrages (un nom de genre et un nom d’espèce pour chaque plante).
Rue des murailles (Ruta muraria) dans «Institutiones rei herbariae» de Joseph Pitton de Tournefort (1719)... Un trait précis qui n'incite pas franchement à la rigolade!
Le monde s'ouvre, les explorateurs ramènent de leurs voyages en terra incognita des plantes et des bestiaires fantastiques. C'est l'époque des cabinets de curiosités; les sciences sont à la mode, des Jardins du Rois jusqu'aux diners mondains. Cet incroyable barnum raisonne jusque dans les ouvrages botaniques où se croisent plantes banales et exotiques, pissenlits et ananas! Cette curiosité insatiable se prolonge au 18ème, siècle éclairé et encyclopédique s'il en est un. L'effort de vulgarisation permet au plus grand nombre de s'initier aux joies de l'herborisation. Les noms vernaculaires (français) complètent les noms latins dans les flores. Les gravures, toujours plus fines et coloriées à la main, sont éblouissantes, à l'image des lichens de l'ouvrage du botaniste allemand Georg-Franz Hoffmann (1790-1801) qui semblent incrustés à même le papier.
Apothécies en trompe l’œil de lichens dans «Descriptio et adumbratio plantarum e classe cryptogamica Linnaei quae lichenes dicuntur» de Georg-Franz Hoffmann (1790-1801)
«Flora Parisiensis» (1776-1783) du botaniste français Pierre Bulliard est un bon exemple du mariage réussit entre rigueur scientifique et excellence artistique. Le scientifique étudia l'art de l'illustration naturaliste auprès de François Nicolas Martinet, l'auteur des gravures des ouvrage du comte de Buffon, intendant des jardins du roi. Les dessins de Bulliard attrapent l’œil comme un Gaillet grateron accroche un bas de pantalon!
Gaillet Grateron (Galium aparine) dans «Flora Parisiensis» de Pierre Bulliard (1776-1783)
En guise de conclusion, Anne-Sophie Traineau-Durozoy propose à ses invités d'ouvrir un dernier coffre à trésor. Le Fonds Ancien de la Bibliothèque universitaire de Poitiers détient une collection d'aquarelles inédites signées Marie Corneille, une naturaliste locale de la fin du 19ème siècle dont on ne sait rien. Dès les premières planches, je pense aux propos du botaniste français Francis Hallé:
«Il me semble indispensable d'aller à la rencontre de chaque plante en prenant le temps de la regarder, un crayon à la main. Aucune photographie ne peut remplacer cette lenteur nécessaire, cette intimité avec ce qu'on dessine.»
Le travail de Marie Corneille atteste de son sens de l'observation, de son expertise, de sa patience et de son goût de la nature. Chaque page arrache des soupirs admiratifs aux botanistes qui s'amusent à identifier les spécimens d'après peintures, tant ils semblent frais et bien vivants!
Dominique Provost, Fabien Zunino, Yves Baron... La fine fleure de la botanique poitevine découvre les œuvres de Marie Corneille, illustre artiste, botaniste... Et inconnue!
- On m’avait dit, monsieur, que votre bibliothèque était une des merveilles du monde moderne. Toutefois, je ne l’imaginais pas à moitié aussi fournie.Ce court aperçu est loin de citer l'ensemble des ouvrages présentés lors de cette rencontre. La salle de lecture du Fonds ancien de la bibliothèque universitaire de Poitiers est ouverte à tous et gratuite: libre à vous d'aller toucher, sentir et contempler l'ensemble de ces vénérables grimoires, témoins de la grande aventure botanique à travers les siècles.
(Jonathan Strange et Mr Norrell, Susanna Clarke)
Pour aller plus loin:
- Site du Fonds ancien de la bibliothèque universitaire de Poitiers
- «Institutiones rei herbariae» de Joseph Pitton de Tournefort sur Gallica (BNF)
- Ouvrages de Georg-Franz Hoffmann consultables en ligne
- «Flora Parisiensis» de Pierre Bulliard sur Gallica (BNF)
Orchis bouc (Himantoglossum hircinum) par Marie Corneille, 1879 à Saint-Florent (79)
Pas besoin d'une machine à remonter le temps pour être témoin de la grande épopée végétale: roches, lichens, mousses, plantes pionnières... Un vieux mur près de chez vous, une loupe, un soupçon de curiosité, et c'est le début d'un fabuleux voyage!
Je vous propose de faire un court détour dans notre parcours botanique, le temps d'un article consacré à l'univers des lichens, qui ne nous rendra guère plus savants qu'avant sa lecture (je n'ai malheureusement rien d'un lichénologue), mais qui j'espère aiguisera notre curiosité et nous donnera envie d'aller fouiller un peu plus loin. Les lichens font partie de ce que certains surnomment la «biodiversité négligée», la part de nature qui ne passionne pas les foules, bien qu'omniprésente, belle et débordante. Regardez autour de vous, les lichens sont partout: sur les murs, les trottoirs, les rochers, les arbres, au sol... On en recense près de 2700 sortes en France, et de nouveaux lichens sont découverts chaque année.
Le mot «lichen» vient du grec leikhen désignant, en dermatologie, un dartre, c'est à dire une lésion colorée de la peau. Une comparaison peu flatteuse (les lichens n'ont rien d'une maladie et ne nuisent pas à leurs supports, minéraux ou végétaux, bien au contraire) qui s'inspire de l'apparence de certains lichens qualifiés de crustacés, parce qu'ils semblent incrustés à leur support.
Un lichen crustacé (en jaune): Rhizocarpon geographicum, surnommé le «Lichen géographique». En milieu montagneux, ce lichen permet de suivre le mouvement des glaciers, sa taille indiquant depuis combien de temps la glace a déserté la roche.
Parle moi de l’amour sur ta planète...
(Pretty Little Liars, I. Marlene King)
Un lichen est une symbiose, c'est à dire une association autonome, intime et durable entre des espèces différentes. Dans le cas du lichen la symbiose réunit au moins un champignon (nommé mycobionte) et des cellules chlorophylliennes capables de photosynthèse (algues et/ou cyanobactéries, nommées phytobionte). Un lichen est donc une famille à lui tout seul, à l'image des célèbres coraux (les coraux sont une association entre des algues et des animaux, les polypes).
Dans cette union, chaque partie remplit son rôle tout en subvenant aux besoins du partenaire. Les champignons (qui constituent plus de 90% du lichen) assurent le support, la protection, les sels minéraux et le milieu humide indispensable aux algues. Ces dernières partagent les nutriments (amidons ou lipides) issus de la photosynthèse. Nul mariage n'est parfait : les scientifiques s'interrogent aujourd'hui sur la réciprocité des services rendus, le rendement des algues ainsi fiancées étant de très loin inférieur à celui des algues célibataires !
Si l'ensemble du lichen peut se fragmenter ou se propager par reproduction végétative, les champignons seuls sont capables de reproduction sexuée, leurs spores dispersées par le vent devant dénicher et séduire une algue là où elles atterrissent pour espérer former un nouveau lichen.
Ainsi organisés, les lichens sont prêts à faire face aux situations les plus improbables: haute montagne, bords de mer, lave refroidie... D'autant plus qu'ils sont très patients (ils peuvent stopper temporairement leur croissance en cas de coup dur) et peu gourmands. Certains lichens sont capables de trouver leur subsistance dans la roche même, le champignon lichenisé parvenant à en extraire les minéraux. La plupart des lichens se contentent du peu qu'ils trouvent dans la poussière, la rosée du matin ou les gouttes de pluie. Bref, les lichens vivent littéralement d'amour et d'eau fraîche!
Sur le tronc d'un Noisetier, les mystérieux hiéroglyphes dessinés par Graphis stricta... Et si les lichens avaient inventé l'écriture?
Une petite Usnée (Usnea sp) au bord du chemin? Inspirez, c'est peut-être le moment de prendre un bol d'air...
La plupart des lichens sont sensibles à la qualité de l'air. C'est pourquoi une faible diversité de lichens indique souvent un environnement pollué, où il ne fait pas bon respirer. Certains lichens sont d'ailleurs les indicateurs d'un environnement sain, telles des Usnées (Usnea sp) dont les «barbiches» pendues aux branches peuvent être le signe indien d'un air pur ou montagnard.
Les lanières verdâtre dessus, blanches dessous d'Evernia prunastri, plus connu sous le nom de «Mousse de Chêne», un lichen fruticuleux utilisé dans la composition des parfums boisés (parfumerie et savonnerie).
La diversité des lichens s'exprime dans leurs formes multiples et spectaculaires. Leur thalle (c'est ainsi qu'on appelle un appareil végétatif ne possédant ni feuilles, ni tiges, ni racines) peut être crustacé (comme incrusté dans son support), foliacé (formant des sortes de «feuilles»), squamuleux (formant des «écailles», à mi chemin entre crustacé et foliacé), fruticuleux (formant des «lanières»), complexe (formant des «jambes» ou des «pieds»), gélatineux...
L'identification précise d'un lichen est un travail minutieux qui repose à minima sur l'utilisation d'une loupe, le plus souvent d'un microscope et de quelques réactifs chimiques. Néanmoins, on peut déjà dégrossir le terrain et prendre plaisir à observer leur variété autour de nous, avec l'aide d'un ouvrage adéquat (voir liens en bas d'article) et d'un peu de vocabulaire. A la loupe, la partie visible - le thalle - d'un lichen pourrait se décrire ainsi:
Cortex supérieur : couche supérieure protectrice (la peau en quelque sorte).
Cils : ils permettent au lichen de retenir l'eau ou la rosée.
Apothécies : ce sont les organes de reproduction sexuée, des «coupoles» d'où jaillissent les spores du champignon lichénisé.
Soralies ou isidies : ce sont les minuscules organes de reproduction végétative qui permettent au lichen de se propager. On parle de soralies lorsqu'il s'agit de «déchirures» granuleuses à la surface du cortex, d'une couleur différente que celle du thalle, ou d'isidies lorsqu'il s'agit de petits bourgeons recouverts par le cortex, et dont la couleur est donc identique au thalle.
Cortex inférieur : suivant les formes, couche inférieure protectrice, qui porte les rhizines, les «fausses racines» qui permettent au lichen de s'accrocher à son support. Entre le cortex supérieur et inférieur se trouve généralement la couche algale et la couche formée par les champignons, nommée médulle, mélangées ou disposées en «lasagnes» l'une sur l'autre.
Le thalle recouvert de soralies granuleuses de Pertusaria amara, un lichen crustacé que l'on identifie entre autres signes à son goût fortement amer (attention, les lichens sont généralement toxiques, il suffit de l'effleurer du bout du doigt avant de porter le doigt à sa langue).
Ici s'arrêtent nos premiers pas timides dans le monde des lichens... Mais déjà, nous pouvons commencer à sentir que même lorsque nous sommes acculés face à un mur misérable, et en l'absence de toute végétation, jamais la vie ne cesse de nous offrir son incroyable récital!
Pour aller plus loin:
- Description des lichens de France sur le site de l'Association Française de Lichénologie
- Zoom sur les lichens sur le site de Bourgogne nature
- Le programme de science participative Lichen Go proposé par Sorbonne Université
Lectures recommandées:
- Guides des lichens de France aux éditions Belin, trois volumes: lichens des arbres, lichens des sols, lichens des roches.
Thèmes abordés dans les articles du blog:
Le grand voyage des Sauvages (semences) en chanson!
Grimoires, flores et herbiers: trésors des Fonds anciens
Vocabulaire de la botanique (1): feuilles simples
Vocabulaire de la botanique (2): nervures et feuilles composées
Vocabulaire de la botanique (3): pétiole et phyllotaxie
Vocabulaire de la botanique (4): fleurs régulières
Vocabulaire de la botanique (5): fleurs irrégulières
Vocabulaire de la botanique (6): inflorescences et capitules
Vocabulaire de la botanique (7) : Poacées, herbes, céréales, pelouses et gazons
Vocabulaire de la botanique (8) : des fruits, des pommes, des poires et des scoubidous
Vocabulaire de la botanique (9) : bourgeons
Vocabulaire de la botanique (10) : racines et rhizomes
Familles de la flore française! (Game of thrones et botanique, épisode 1)
Familles de la flore française! (Game of thrones et botanique, épisode 2)
Familles de la flore française! (Game of thrones et botanique, épisode 3)
Familles de la flore française! (Game of thrones et botanique, épisode 4)
Insectes pollinisateurs (1): la Sauvage et le coléoptère
Insectes pollinisateurs (2): la Sauvage et le diptère
Insectes pollinisateurs (3): la Sauvage et le papillon
Insectes pollinisateurs (4): la Sauvage et l'abeille, première partie
Insectes pollinisateurs (5): la Sauvage et l'abeille, seconde partie