Les joyeuses leçons de
Sauvages du Poitou nous ont entrainés jusque là à la poursuite
des feuilles simples,
des feuilles composées, de l'art délicat de la
phyllotaxie (la disposition des feuilles sur la tige),
des fleurs régulières,
des fleurs irrégulières ainsi que
des capitules et des différents types d'inflorescence. C'est une nouvelle enquête botanique qui nous attend aujourd'hui, sur la base de l'ensemble des articles précédents (mieux vaut les réviser un peu avant de continuer). Prêts? 3, 2, 1, générique!
La famille Poaceae (anciennement Graminées) est peut être une des familles les plus anciennes et les plus répandues du règne végétal: 20% de la couverture verte de la planète! C'est aussi la famille la moins visible pour le profane, qui à force de chercher l'orchidée rare, finit par ne plus voir l'océan de chlorophylle tout autour. Les Poacées sont, pour l'observateur commun,
l'
«herbe» (mais aussi nombre de
céréales cultivées par l'homme), partout, de l’Antarctique au Poitou. Pour beaucoup, l'herbe ne constitue guère qu'un décor ennuyeux, une toile de fond dénuée d'intérêt, sur laquelle évoluent les véritables stars de la botanique, les Sauvages à fleurs spectaculaires et colorées.
Le Pâturin annuel (Poa annua), de loin la Sauvage la plus répandue dans nos villes, à qui la famille Poacée doit son nom: «Poa» est l'«herbe» en grec. Certes, l'analyse attentive d'une parcelle de gazon peut sembler rébarbative ou difficile au profane. Se pencher sur les Poacées revient un peu à gravir la montagne botanique par la face nord, sans corde et sans piolet. Pourtant, ce clan cache des secrets fascinants et fait preuve, paradoxalement, d'un grand sens de l'élégance: chez ses membres, c'est l'art de la danse qui prévaut aux pétales et aux couleurs ostentatoires. En effet, la reproduction sexuée des Poacées ne repose pas sur le passage des butineurs, mais sur le souffle du vent.
Tous les matins, dès le lever, La Carioca te fais bouger. Et quand tu danses, chaque petit pas te mets en joie pour la journée...
(La cité de la peur, Les Nuls)
L'Amourette commune (Briza media), une petite Poacée plus connue sous les noms de Hochet du vent ou Langue de femme, parce ses petits épillets gigotent sans cesse sous le vent! L'observation des Poacées repose sur une enquête minutieuse, où le vocabulaire peut nous guider et nous aider à observer des détails invisibles au premier abord. Secret oblige, les membres de ce clan ne sauraient être décrits par des mots trop communs... Ainsi, chez le brin d'herbe, on ne parle pas de tige, mais de
chaume. Le chaume est parcouru par des
nœuds. Il présente généralement une section ronde et creuse aux
entrenœuds, ce qui nous permet de différencier les Poacées de deux autres familles aux allures similaires: les
Cyperacées — le clan des Laîches — aux tiges à section pleine et triangulaire, et les
Joncacées — le clan des Joncs — aux tiges à section ronde et remplies de moelle.
Des feuilles linéaires, étroites et
alternes naissent à partir des nœuds. Les feuilles enveloppent le
chaume en formant une
gaine,
jusqu'à ce que le
limbe se sépare de celui-ci. Un exemple valant mieux qu'une longue explication, penchons-nous dans le bac de la tondeuse à gazon, où un crime vient d'être commis:
Essayons d'identifier la victime de notre serial-tondeuse: la première piste se trouve précisément à la frontière de la
gaine et de la partie du limbe qui se sépare du
chaume. C'est ici que se cache une petite membrane, nommée
ligule, qui empêche l'eau, la poussière ou les insectes de pénétrer dans la gaine. La ligule est un indice d'importance, car elle affiche des aspects variés (verte, blanche, simple, découpée, déchirée, poilue...) en fonction de l'espèce observée. La forme (ou l'absence) d'
oreillettes est aussi à prendre en considération.
Notre victime présente une gaine nettement aplatie, une ligule longue et déchirée et pas d'oreillettes... Nous sommes extrêmement chanceux, car ces maigres indices sont suffisants pour identifier le Dactyle aggloméré (Dactylis glomerata)!Malheureusement (ou heureusement si vous aimez les défis), ligule et oreillettes ne suffisent généralement pas pour identifier une espèce. Il nous faudra, encore plus que chez les autres Sauvages, croiser un maximum d'indices, en commençant par un examen minutieux des fleurs...
Hé oui, les Poacées ne sont pas dépourvues de fleurs! La principale difficulté pour nous, c'est leur miniaturisation et leur densité: la loupe est indispensable pour pouvoir apprécier leurs fleurs, seules ou regroupées par dizaines en
épillets. Les épillets sont eux même regroupés en
épis compacts (plusieurs fleurs
sessiles sur un axe), en grappes, ou plutôt en
panicules (des grappes de grappes), l'ordonnance la plus répandue chez les Poacées de France.
Accrochez vous mon cher Watson, car c'est là que nous allons commencer à couper l'herbe en quatre: une enveloppe foliaire, la
glume, protège l'ensemble de l'
épillet,
le regroupement floral élémentaire. Les minuscules fleurs, disposées sur le
rachillet, présentent l’attirail sexuel déjà évoqué dans
notre article sur les fleurs, à savoir des
étamines (dont le
filet peut s'allonger de manière spectaculaire à maturité du
pollen, atchoum!) et un
pistil (ses
stigmates poilus lui permettent de récupérer le pollen porté par le vent). La fleur est elle même protégée par une petite enveloppe foliaire, nommée
glumelle (ou parfois
lemme).
Épillets ventrus du Brome mou (Bromus hordeaceus): des glumelles velues, bifides à la pointe, prolongées d'une arête au moins aussi longue qu'elles.
Glume et
glumelles (qui sont respectivement l'équivalent des
bractées et des
sépales chez les autres Sauvages) sont toujours alternes, et souvent prolongées par une
arrête, dont la longueur, la disposition (terminale, insérée au milieu...) ou la forme (droite, tordue, vrillée...) est aussi une indication sur l'identité du spécimen observé. Le rôle de cette arrête est de favoriser la propagation des semences, en s'accrochant aux animaux de passage par exemple, ou en aidant la graine à se planter dans le sol.
Orge Queue-de-rat (Hordeum murinum): encore plus d’arêtes qu'un poisson! Hérissées d'épines très accrocheuses, ses arêtes aident les semences à s'enfoncer dans le sol... Et accessoirement aux bas de pantalons des promeneurs! (zoochorie)
Reste à compléter le dossier avec quelques brassées d'indices complémentaires: la Sauvage ressemble-t-elle à une herbe solitaire, ou forme-t-elle des touffes (on dit que son port est
cespiteux)? Quelle est l'apparence des feuilles? Dans quel milieu pousse-t-elle?
Chaque détail compte! Se munir d'une règle pour relever des mesures (épillets, arrêtes...) n'est pas superflu, et peut-être (je dis bien peut-être, les Poacées sont assez polymorphes, sans quoi ça serait trop facile), à force d'observations et de déductions, aboutirez-vous à un nom parmi les 150 genres et 470 espèces qui couvrent le sol français, tel le vainqueur extatique d'une partie de
Cluedo! Une approche efficace des Poacées imposerait de décortiquer, mot par mot, bien d'autres aspects comme les
racines ou les
fruits, qui feront l'objet de futurs articles sur
Sauvages du Poitou. Les premières bases jetées ici devraient toutefois vous permettre de vous essayer à quelques premières identifications, avec l'aide d'une loupe et d'une bonne flore (références en bas d'article). En attendant d'apprivoiser ce vocabulaire, je vous souhaite de ne plus jamais regarder une friche, une pelouse ou un champ de blé d'un œil assoupi et désintéressé, à l'image du Renard du Petit Prince!
Regarde! Tu vois, là-bas, les champs de blé? (...) Le blé pour moi est inutile. Les champs de blé ne me rappellent rien. Et ça, c'est triste! Mais (...) ce sera merveilleux quand tu m'auras apprivoisé! Le blé, qui est doré, me fera souvenir de toi. Et j'aimerai le bruit du vent dans le blé... (Le Petit Prince, Antoine de Saint-Exupéry)
Pas besoin de loupe, ni même de s’approcher, pour reconnaitre le Brachypode penné (Brachypodium pinnatum) sur les coteaux calcaires: il est le seul a rester vert même en été (touffes vert clairs au sol sur la photo)!