Rue odorante, Poitiers chemin de la Cagouillère
Ruta graveolens (Rue odorante ou Rue fétide) appartient à un clan peu représenté sur le sol français (6 espèces sauvages), les Rutaceae. Une famille pourtant loin d'être anecdotique pour l'homme: du côté des tropiques, les rutacées comptent dans leurs rangs les célèbres citronniers (Citrus limon), orangers (Citrus sinensis) ou mandariniers (Citrus nobilis)...
Je viens du sud, et par tous les chemins, j'y reviens...
(Michel Sardou)
La Rue odorante est une vivace qui affectionne les sols secs, pauvres et calcaires, comme les garrigues du midi de la France. Un mur bien exposé peut suffire à ses tiges ligneuses. La Sauvage dresse ses corymbes de fleurs entre mai et juillet, offrant à l'observateur patient un spectacle étonnant: lentement, les étamines se redressent les unes après les autres pour féconder le pistil au centre de la fleur. En atteignant le centre, chaque étamine heurte l'étamine qui la précède dans ce manège amoureux, lui commandant de revenir à sa place... En somme, c'est un peu comme si les étamines battaient un tambour!
Roulements de tambour sur les fleurs de la Rue odorante: 5 pétales et 5 sépales pour la fleur située au centre de l'inflorescence, 4 pétales et 4 sépales pour les autres.
Feuilles glauques et pennatiséquées de la Rue odorante ... Qui s'y frotte s'y brûle!
Mais la Rue odoranteest surtout une médicinale célèbre, utilisée à des fins variées et contradictoires à travers l'histoire: antidote aux poisons, aux piqures d'araignées, de serpents, de scorpions, mais aussi contre les morsures de chiens enragés, remède désespéré contre la peste ou l'hypocondrie, aphrodisiaque, à moins que ce ne soit l'inverse (je vous invite à parcourir l'article truculent du site Books of Dante: Rue, herbe de grâce)...
Sa réputation la plus solide repose cependant sur ses qualités abortives. A tel point qu'on déconseillait jadis au femmes enceintes de frôler la plante, au risque de perdre leur enfant! La légende était délibérément exagérée: c'est une intoxication par ingestion qui peut mettre un terme à une grossesse, de par les violentes contractions abdominales qu'elle cause... Malheureusement, cette «Interruption Végétale de Grossesse» risque également de coûter la vie à celle qui tente la potion. C'est ainsi que Julia Titi, la fille de l'empereur romain Titus, passa de vie à trépas.
On a la coupable. Je ne vous l'ai pas présentée.
(RRRrrrr !!!, Alain Chabat)
C'est peut-être à cette faculté de provoquer un retour brutal des règles chez la femme que Ruta graveolens doit son nom, ruta dérivant de reô, «couler» en grec. Devenue la «Rue», parfois même l'«Herbe de la rue» (c'est donc elle), il n'en fallait pas moins à la Sauvage pour se tailler une réputation d'avorteuse et de mauvaise graine. Lors de l'installation de l'espace botanique au cœur du jardin des plantes à Paris, elle est mise sous cage pour éviter que les prostituées ne viennent la voler! Longtemps, la Sauvage est prescrite sous le manteau (ou plutôt sous la soutane) à des femmes désespérées...
La Rue odorante ou Herbe de la rue, Herbe de grâce, Rue des chèvres, Rue domestique ou Rue des jardiniers...
Bref, la Rue odorante est un peu diablesse... Même s'il parait que la Sauvage a également le pouvoir de repousser les sorcières. En 1921, la France tente de mettre un terme à son usage délétère en instaurant une loi qui interdit sa culture dans les jardins. La répression fut sans doute efficace, car de nos jours, la Rue fétide est très loin de courir les rues (manquer ce jeu de mot eût été blasphématoire).
Dans son inventaire (Les plantes sauvages et leurs milieux en Poitou Charentes), le botaniste Yves Baron ne déniche que quelques rares pieds spontanés dans le Poitou: à Bonnes (86), Mondion (86) et Poitiers. Mais ils se sont peut-être échappés des habitations alentour. A l'état indigène, c'est à dire non introduit par l'homme, la Rue odorante est devenue une espèce exceptionnellement rare dans tout le pays.
Les fruits (capsules) de la Rue odorante, Poitiers
Pourtant, cette espèce ne vous est certainement pas inconnue: maintenant que la Loi Veil protège les femmes des pratiques clandestines, la Sauvage peut enfin laisser derrière elle ses vieilles casseroles et faire son retour sur les étals des jardineries. Il y a peu, je croisais dans les rayons d'un supermarché quelques pieds de Rue odorante en godets. Au dessus, un panneau flanqué du slogan «Herbe repousse chat» aguichait les jardiniers agacés par les félins qui grattent leurs semis; car il parait que les chats (qui sont un peu sorciers, mais aussi les rats, les vipères, les puces, les pucerons, que sais-je encore...) détestent l'odeur de la Sauvage. A chaque époque, ses peurs: si l'on plantait jadis la Rue odorante pour se prémunir des magiciennes et du mauvais œil, on la plante aujourd'hui pour repousser les bestioles en tout genre, effrayantes ambassadrices de la non moins effrayante biodiversité!
Pour aller plus loin:
- Ruta graveolens sur Tela botanica
Cardère sauvage, Iteuil (86)
Dipsacus fullonum (Cardère sauvage) appartient à la famille Caprifoliaceae qui a subit de profond remaniement dans les classifications botaniques les plus récentes (voir article sur les classifications phylogénétiques). Plutôt que de perdre son latin, on retiendra que la Sauvage côtoie aujourd'hui dans les flores les nombreux Chèvrefeuilles, ou encore la Centranthe rouge (Centranthus ruber) que nous avions déjà croisée sur Sauvages du Poitou. Une parenté «génétique» qui ne saute pas aux yeux: la Cardère sauvage, avec ses gros capitules, évoquerait plutôt un gros «chardon» de la famille Asteraceae... Mais contrairement à ces derniers, les fruits de la Cardère sauvage ne sont pas munis de petites plumes qui leur permettraient de se disperser avec le vent.
Inflorescence de la Cardère sauvage: des minuscules fleurs roses, serrées au milieu d'une armée de courtes bractées piquantes. Les fleurs éphémères sont d'abord situées au milieu de l'inflorescence, puis «se déplacent» progressivement vers le haut et vers le bas au fur et à mesure de leur fécondation.
Ses capitules, posés sur une couronne de longues bractées, ne vous sont surement pas étrangers... Les Cardères doivent leur nom à leurs longues pointes (involucre), recouvertes d'aiguillons, qui auraient permis de carder (c'est à dire démêler) la laine. A vrai dire, ce sont les inflorescences de la Cardère cultivée (Dipsacus sativus), aux pointes courtes, recourbées, bien plus robustes que celles de la Cardère sauvage, qui servirent autrefois de peigne dans l'industrie textile.
La Cardère cultivée a peu à peu disparue des cultures et des jardins particuliers avec l'arrivée des machines à lainer. Aujourd'hui, il est rare d'en croiser des descendants spontanés et l’espèce est probablement destinée à disparaître (il est encore possible de trouver des graines sur la toile, grâce à l'opération «Sauvez la cardère cultivée» lancée par la revue La Hulotte, n'hésitez pas à l'adopter).
Il existe un imbroglio autour des cardères, qu'il vaut mieux avoir à l'esprit lorsqu'on épluche les vieilles flores... Pour le botaniste suédois Carl von Linné, le nom Dipsacus fullonum renvoyait à la Cardère Sauvage. Selon Philip Miller l'écossais, Dipsacus fullonum était plutôt la Cardère cultivée, car c'est elle qui était utilisée dans l'industrie textile et ses foulons (la Cardère sauvage étant alors Dipsacus sylvestris). Il faudra attendre le vingtième siècle pour que ce sac de nœuds soit unanimement démêlé (ou plutôt cardé) par les botanistes: la Cardère sauvage est aujourd'hui très officiellement nommée Dipsacus fullonum, alors que la Cardère cultivée est Dipsacus sativus.
C'est cependant sous un autre nom que Dipsacus fullonum s'est rendue célèbre: le «Cabaret des oiseaux». Ses jeunes feuilles, opposées par paires et soudées à leur base, forment une coupe qui retient l'eau de pluie, pour mieux l'offrir aux oiseaux. Dipsacus dérive d'ailleurs du grec dipsan akeomaï «je guéris la soif».
Il n'est pas rare de trouver de petits insectes noyés dans les coupoles de la Sauvage. Certains observateurs affirment que les spécimens qui accumulent les cadavres d'insectes auraient une fructification de 30% supérieure à la normale... La Cardère sauvage serait-elle une plante carnivore, comme le pensait Francis Darwin (le fils du célèbre biologiste)? Serait-elle capable d'absorber l'azote d'origine animale piégé dans ses bassins? C'est peu probable, mais prudence, les voies de la nature sont impénétrables!
Happy hour à la jonction des feuilles du Cabaret des oiseaux!
Dipsacus fullonum est une bisanuelle qui forme une rosette de feuilles gaufrées la première année, puis des tiges et des fleurs l'année suivante, dès le début de l'été. Dans les zones en friche que la Sauvage colonise, les capitules surplombent fièrement les hautes herbes (ses tiges peuvent faire jusqu'à 2 mètres de hauteur).
Jeunes rosettes de Cardère Sauvage, Poitiers bords de Boivre
Les feuilles caulinaires flétries dessinent d'étranges signes sorciers en automne. Finalement, les inflorescences séchées perdurent tout l'hiver, parfois jusqu'au printemps suivant, perchées sur leur tige comme des totems indiens.
La Cardère sauvage en automne, Rochefort (17)
Autrefois, la racine de Dipsacus fullonum aurait été consommée en décoction pour traiter les troubles cutanés (verrues, eczéma, impétigo, psoriasis...). On racontait que l'eau retenue dans ses feuilles, recueillie au matin, pouvait soigner la peau, ou faire disparaitre les taches de rousseurs... Le «Cabaret des oiseaux» se transformait alors en institut de beauté, la Sauvage répondant également au nom de Baignoire de Vénus.
Cardère sauvage, l'amie des oiseaux!
Pour aller plus loin:
- Norb de Sauvages du Poitou raconte le Cabaret des oiseaux au micro de France Bleu Poitou
- Dipsacus fullonum: identification assistée par ordinateur
- Dipsacus fullonum sur Tela-botanica
- Dipsacus sativus sur Tela-botanica
- Une fiche sur l'histoire de la Cardère cultivée sur le site de La Hulotte
Le revue La Hulotte, fournisseuse officielle de connaissances, de bonne humeur et de graines de Cardère Cultivée!
Lecture recommandée:
- n°61 et n°62 de la revue La Hulotte, consacrés à la Cardère des villes et à la Cardère des champs!
- Fleurs et insectes de Margot et Roland Spohn aux éditions Delachaux et Niestlé
Avec la douceur et l'humidité de l'automne poitevin, il arrive que les bébés Cardères germent en l'air, «sur pied»!
Porcelle enracinée, Poitiers quartier gare
Hypochaeris radicata (Porcelle enracinée ou Vara en Poitevin-saintongeais) appartient au clan Asteraceae, le clan des fleurs à capitules (une inflorescence fournie qui prend l'apparence d'une grosse fleur unique). Encore une Sauvage à capitule jaune, à la mode «Pissenlit», qui rejoint la galerie des portraits de Sauvages du Poitou aux côtés des Laiterons, des Picrides, des Séneçons (Senecio vulgaris ou Jacobaea vulgaris) ou des «Laitues sauvages»... Vous vous en doutez, la liste est loin d'être terminée!
Hypochaeris radicata forme parfois des colonies importantes sur les sols abimés, piétinés, lessivés, à faible pouvoir de rétention (graviers, sables...). Mais on peut la croiser en toute situation et elle est souvent à l'aise en milieu urbain, même au cœur de la sécheresse. J'aime à croire (c'est de la botanique-fiction) que ses atouts sont le résultat d'une longue adaptation face aux attaques des jardiniers qui ne l'apprécient guère: bien malin celui qui réussira à la déloger, tant elle est ancrée et plaquée au sol... Puis son port à ras de terre lui permet de passer, sans frémir, sous les lames des faux et des tondeuses à gazon!
Rosette de la Porcelle enracinée plaquée au sol, bien à l'abri des rotofils: des feuilles sessiles, rugueuses et poilues, à lobes arrondis.
A vrai dire, les rosettes d'Hypochaeris radicata lui fournissent un autre avantage: rien ne peut pousser sous son tapis de feuilles plaqué au sol, même pas quelques brins d'herbe, et la Sauvage assure ainsi sa place au soleil et ses ressources, sans partage!
Fruits (akènes) de la Porcelle enracinée, Poitiers quartier gare
C'est le vent qui se charge de disperser ses nombreux fruits (des akènes plumeux). Les semences ne germent qu'en présence de lumière. Ainsi, dans une zone de friche ou une pelouse trop haute, les graines d'Hypochaeris radicata en manque de soleil attendent leur heure... Et lorsque passe finalement la tondeuse à gazon (encore elle, ces deux là sont décidément faites pour s'entendre), la Sauvage retrouve la lumière du jour et se décide à naitre, laissant rapidement la concurrence au tapis.
Nul doute qu'avec l'aide du réchauffement climatique (les sécheresses prolongées n'inquiètent guère la Sauvage) et les patrouilles des tondeuses et des rotofils qui s’accélèrent depuis l'interdiction des produits phytosanitaires, le règne d'Hypochaeris radicata dans les rues, les parcs et les jardins, est à venir!
Porcelle enracinée, Poitiers bords de Boivre
Les anciens connaissaient bien la Sauvage, dont ils mangeaient les feuilles croquantes, cuites ou crues, comme le Pissenlit (La Porcelle enracinée est bien moins amère que ce dernier). On dit que les porcs raffolent de ses racines qu'ils déterrent de leur groin, d'où peut-être son nom de Porcelle...
Galle de la Porcelle: Phanacis hypochoeridis est une petite guêpe (Cynipidae) qui confie ses larves aux Porcelles. Ce renflement qu'on aperçoit parfois sur la tige est leur garde manger et leur nurserie.
En revanche, la Sauvage souffre d'une aura nettement moins sympathique auprès des éleveurs de chevaux: elle serait toxique (fraiche ou séchée) et pourrait favoriser une grave altération de la locomotion (Harper) chez ceux qui la consomment. La plupart des chevaux boudent naturellement la plante et ne la mangent pas, mais il y a toujours un risque en cas de pénurie lors des sécheresses. Un sujet où des inconnues subsistent, mais la mauvaise réputation d'Hypochaeris radicata semble aujourd'hui faite!
Pour aller plus loin:
- Hypochaeris radicata sur Tela-botanica
- Identification assistée par ordinateur
Les capitules de la Porcelle logent souvent les Méligèthes (Meligethes spp) qui consomment son pollen et son nectar. Ces coléoptères affichent une attirance toute particulière pour les fleurs jaunes, sauvages ou cultivées. A tel point qu’ils peuvent se laisser séduire par n’importe quel objet de couleur jaune, y compris des vêtements!