Cet article fait suite à notre trilogie fantasy à succès consacrée aux grandes familles en botanique. Lors des épisodes précédents, nous avions survolés les familles les plus importantes de la flore française en terme de nombre d’espèces: Astéracées, Poacées, Fabacées, Rosacées, Brassicacées, Caryophyllacées, Apiacées et Lamiacées regroupent à elles seules près de la moitié des espèces végétales françaises (indigènes et naturalisées). Avaient aussi été évoquées les prestigieuses lignées Renonculacées, Orchidacées et la «vieille» famille des Liliacées. Enfin, la troisième session nous avait présenté des maisons plus modestes, mais pas moins admirables, telles que les Boraginacées, Rubiacées, Campanulacées, Amaranthacées, Euphorbiacées et Crassulacées. Dans cette nouvelle saison, place a des clans moins fournis, mais hauts en couleurs et surtout riches en personnalités!
Un adolescent s’était agenouillé, et c’était un chevalier qui se relevait.(Le Trône de Fer, George R.R. Martin)
Willos a les meilleurs oiseaux des Sept Couronnes... Il fait parfois voler un aigle, vous verrez. (Le Trône de Fer, George R.R. Martin)
On retrouve à la tête des Géraniacées (une quarantaine d’espèces en France) plusieurs géraniums sauvages et citadins. Leurs fleurs comptent cinq pétales, cinq sépales et dix étamines. Leurs feuilles sont stipulées, souvent velues et très découpées. Géranium dérive du grec geranos, la grue, les fruits des Géraniacées (des pentakènes) présentant généralement des pointes qui évoquent le bec d’un oiseau (ovaire supère). A maturité, leurs styles s’enroulent brusquement sous l’effet de la chaleur, catapultant les semences alentour.
Herbe-à-Robert (Geranium robertianum), Géranium à mou (Geranium molle) et Géranium découpé (Geranium dissectum, fruits)
C’est aussi le clan des Érodiums qui empruntent leur nom au grec erodios, le héron. Les célèbres fleurs ornementales de nos balcons, injustement nommées «géraniums», sont en réalité des Pélargoniums, également membres de cette famille mais originaires d’Afrique du sud, aux fleurs irrégulières. Ils tirent leur nom du grec pelargos, la cigogne… De la botanique à l’ornithologie, il n’y a qu’un tout petit pas!
Bec de grue (Erodium cicutarium), Brenne (36)
L’exposition des drogues du mestre avait un aspect impressionnant : des dizaines de pots cachetés, des centaines de fioles bouchées, autant de bouteilles d’opaline, d’innombrables jarres de simples. (Le Trône de Fer, George R.R. Martin)
Les Papaveracées composent une petite famille d’une quarantaine d’espèces en France. Leurs membres possèdent des feuilles alternes et découpées, une paire des sépales caducs qui se détachent et tombent lors de la floraison, des fleurs spectaculaires et éphémères à quatre pétales chiffonnées dans leur bouton, flanquées d’une bardée d’étamines.
Paire de sépales caducs du Coquelicot (Papaver rhoeas)
C’est le clan des Pavots, des Coquelicots ou de la Grande Chélidoine. Les Papavéracées produisent du latex et contiennent presque toutes des alcaloïdes aux propriétés sédatives ou analgésiques. Leurs fruits sont des siliques ou des capsules (ovaire supère). Dans la classification récente, cette famille intègre aussi les Fumariacées (une vingtaine d’espèces en France) comme les Corydales ou les Fumeterres, des sauvages aux fleurs irrégulières et aux feuilles très découpées.
Corydale solide (Corydalis solida), Persac (86)
Comment pareille douceur pourrait-elle être un crime passible de pendaison?
(Le Trône de Fer, George R.R. Martin)
Les Malavacées comptent environ trente représentants en France*. Ceux-ci présentent des qualités mucilagineuses (épaississantes et adoucissantes) et ont souvent été utilisés à des fins alimentaires. Leurs feuilles sont alternes, souvent palmées (nervation), leurs fleurs ont cinq pétales, tordus et enroulés sur eux-mêmes dans les jeunes boutons floraux. Elles présentent un double calice (le calice extérieur se nomme calicule).
Calicule et bouton floral de la Grande Mauve (Malva sylvestris): la douceur d'un cornet de glace!
Les quelques espèces françaises ont un «air de famille» manifeste; c’est un clan qu’on reconnait assez facilement sur le terrain. On croisera dans leur rang les Mauves, les Lavatères ou les Guimauves pour les plus connues.
Guimauve officinale (Althaea officinalis), Rose trémière (Alcea rosea) et Mauve hérissée (Malva setigera).
- Une sorcière des bois? La plupart sont des créatures inoffensives. Elles ont quelques notions rudimentaires d’herboristerie, elles savent un rien d’obstétrique, mais autrement...
- Elle était plus que ça.
(Le Trône de Fer, George R.R. Martin)
Les Solanacées forment une petite famille (une trentaine d’espèces en France) dont les membres présentent des fleurs à cinq pétales soudés, cinq sépales soudés, cinq étamines et des feuilles alternes, non stipulées. Elles concentrent généralement de nombreux alcaloïdes, les rendant toxiques ou leur conférant des effets variés. Nombre de Solanacées étaient des «plantes de sorcières», comme la Mandragore, la Belladone ou le Datura officinal.
«Cerise du diable» de la Belladone (Atropa belladonna) et silhouette fantastique du Datura officinale (Datura stramonium): un bonbon mortel ou un sort?
Les Solanacées sont pourtant la deuxième famille de plantes alimentaires pour l’homme, derrière les Poacées (céréales): ce clan est celui de la Pomme de terre, de la Tomate, du Poivron ou encore de l’Aubergine. C’est aussi la famille du Tabac, une plante qui synthétise un alcaloïde dangereux, la nicotine.
Morelle noire (Solanum nigrum), alias «Tue-chien»!
Les échoppes, en bas, semblaient proposer toutes les merveilles divines de l’univers.
(Le Trône de Fer, George R.R. Martin)
Dans la classification classique, les Plantaginacées ne comptaient qu’une vingtaine d’espèces en France, des Plantains pour la plupart. Depuis la classification récente, ce clan s’est vu renforcé d’une centaine d’espèces issues de plusieurs familles remaniées ou obsolètes. C’est ainsi que les Véroniques, les Digitales, les Linaires, les Globulaires - pour n’en citer que quelques-unes - sont aujourd’hui très officiellement «sœurs de sève» des Plantains…
Plantain moyen (Plantago media), Véronique de Perse (Veronica persica), Cymbalaire des murs (Cymbalaria muralis) et Globulaire commune (Globularia bisnagarica).
Aux yeux du quidam, les «nouvelles» Plantaginacées représentent une famille étrangement cosmopolite, pour ne pas dire un grand bazar. L'exercice serait peut-être plus évident si nous étions des papillons: la Mélitée du plantain abandonne ses chenilles aux Plantains comme à quelques Véroniques, la Mélitée orangée oscille entre Plantains, Linaires, Digitales ou Véroniques. Comme quoi, dans le domaine de la botanique, les insectes possèdent un feeling qui nous fait cruellement défaut! On retiendra que le plus souvent, les feuilles des Plantaginacées sont simples et leurs fleurs irrégulières.
Pas besoin de leçons de botanique pour la chenille de la Mélitée orangée (Melitaea didyma)!
(ici sur Plantain lancéolé, Plantago lanceolata)
Game of thrones et botanique, les autres épisodes:
- Épisode 1: Asterceae, Poaceae, Fabaceae, Rosaceae et Brassicaceae.
- Épisode 2: Apiaceae, Caryophyllaceae, Lamiaceae, Liliaceae, Ranunculaceae et Orchidaceae.
- Épisode 3: Boraginaceae, Rubiaceae, Campanulaceae, Amaranthaceae, Euphorbiaceae et Crassulaceae.
- Le cycle fantasy Le Trône de fer par George R. R. Martin!
Garance voyageuse rougissante en hiver
Rubia peregrina (Garance voyageuse) appartient au clan Rubiaceae, de même que les célèbres Gaillets (Galium spp). Les membres de cette famille présentent le plus souvent des tiges carrées, ainsi que des feuilles verticillées, c'est à dire disposées en couronne ou en étoile autour de la tige. Leurs fleurs sont généralement discrètes, à quatre ou cinq pétales. Celles de la Garance voyageuse pointent en été (entre juin et aout) cinq pétales jaunes pâles terminés en pointe. Elles sont réunies en cymes généreuses à l’aisselle des feuilles et à l’extrémité des rameaux, compensant leur discrétion par le feu d'artifice de leur assemblée.
Fleurs de la Garance voyageuse en été: "Oh la belle verte!"
Peignons ces roses en rouge, du plus éclatant des rouges, il faut les peindre coûte que coûte sans en perdre une goutte!
(Alice au pays des merveilles, Walt Disney)
La Garance voyageuse est une vivace forestière qui aime la lumière et les sols secs. On la croise le long des lisières des forêts sèches, ou dans les bois clairs. Ses feuilles coriaces, brillantes et persistantes rougissent à l'approche de l'hiver. Le genre Rubia emprunte d'ailleurs son nom au latin ruber, rouge: les Garances sont des célèbres plantes tinctoriales. La Garance des teinturiers (Rubia tinctorum) a été largement cultivée, depuis la Grèce antique, son rhizome permettant d'obtenir une teinture rouge pur. La Garance voyageuse a parfois été utilisée en ce sens, mais sans connaitre d’industrialisation, ses racines plus minces offrant un colorant moins vif, rouge-orangé. Vous en conviendrez, il est difficile de se passer d'une touche de (nez) rouge dans la vie... Merci les Garances!
* Pas très drôle / Très drôle
Des feuilles verticillées (2 à 5), ovales-lancéolées, persistantes, coriaces et surtout crochues: accroche toi à la Garance voyageuse, j'enlève l'échelle!
- Il serait possible de me coller à vous pendant quelques jours?
- Ah mais toute la vie si vous voulez!
(Taxi 3, Gérard Krawczyk)
Si les feuilles de certains Gaillets (Gaillet gratteron) sont réputées pour leur pouvoir agrippant, la Garance voyageuse n'a pas à rougir de ce côté : les siennes sont bardées d'aiguillons qui accrochent les fourrures des animaux ou les vêtements des promeneurs. La belle est capable de s’agripper au point de vous griffer superficiellement la peau. Ses crochets lui permettent d'ériger sa longue tige (ligneuse à la base, jusqu'à 2 mètres de longueur) vers la lumière en prenant appui sur d'autres végétaux, sur une clôture ou sur un grillage; à l'occasion, ils lui permettent aussi de faire un bout de route grâce à votre bas de pantalon, dispersant peut-être quelques fruits au passage.
Baies de la Garance voyageuse en automne: "Hep taxi!"
Ses baies lisses et noires à maturité (légèrement toxiques et laxatives pour l'homme) sont surtout destinées à être picorées par les animaux, à commencer par les rouges-gorges. Des oiseaux rouges, forcément, qui propagent les fruits qu'ils consomment en les rejetant via leurs fientes. La Garance voyageuse est une habituée du «taxi crotte» (endozoochorie), empruntant les intestins des volatiles, des chèvres ou des moutons pour parvenir à ses fins. Pourtant, malgré son goût du voyage qu'elle porte jusque dans son nom (peregrina est «l'étrangère» en latin), la Garance voyageuse semble absente dans le nord et le nord-est de la France.
On raconte que le lait, l'urine, la laine ou même le bec et les os des animaux qui consomment régulièrement la Garance voyageuse se teintent de rouge... Je ne saurais dire si c'est vrai, mais les jeunes feuilles tendres de la Garance voyageuse sont parfois grignotées par le Crache sang (Timarcha tenebricosa). Ce gros coléoptère aux élytres soudées (il est incapable de voler) se nourrit des Gaillets et apparentés. Dérangé ou menacé, il excrète des goutes d'hémolymphe rouge-orangé, une «encre» sanguine au goût peu appétant qui le protège de ses prédateurs. Bref, lui aussi fait dans le vermillon, surtout quand il voit rouge!
Crache-sang sur Garance voyageuse, bois de la Brie à Vivonne (86)
En guise de conclusion, impossible de faire l'impasse sur une célèbre revue qui emprunte le nom de notre Sauvage: depuis 1988, La Garance voyageuse livre directement dans la boite aux lettres de ses abonnés, saisons après saisons, des articles rigoureux, drôles, dessinés, forcément accrocheurs et attachants (Garance oblige) autour du monde végétal. Avis aux apprentis botanistes!
Pour aller plus loin:
- Rubia peregrina sur Tela-botanica
- Numéro de découverte de la revue La Garance Voyageuse
Chicorée amère en été, Poitiers bords de Boivre
Cichorium intybus (Chicorée amère) appartient au vaste clan Asteraceae (la première famille en France en nombre d’espèces), celui des Sauvages à capitules réunies sous la bannière du Pissenlit dent-de-lion et de sa reine Pâquerette. C'est en été que la Chicorée amère dresse des capitules aux fleurons bleus, tous ligulés, comme un écho céleste aux célèbres pompons d'or du roi des herbes folles. Outre-manche, on la surnomme parfois Blue Dandelion: entendez le «Pissenlit bleu».
J’ai été fiancé une fois... Une semaine!(Le Grand Bleu, Luc Besson)
Vivace et pionnière, la Chicorée amère dresse ses tiges ramifiées (jusqu'à un mètre de hauteur) dans les friches sèches, les prés et au bord des routes où elle apprécie les excès d'azote et le tassement du sol. Elle aime la lumière et boude ostensiblement en son absence: ses capitules restent clos la nuit comme les jours couverts. Surnommée la «Fiancée du soleil», la belle incarne selon les légendes une jeune fille changée en fleur malgré elle, condamnée à fixer son amant éconduit et revanchard, l'astre solaire: nul ne divorce impunément du soleil.
Le soleil aurait-il versé une larme sur son ex-fiancée, la Chicorée amère? Plus probablement une oothèque (blattes?), à moins que ce ne soit les restes d'un chewing-gum!
Un conte «fleur bleue» bien qu'un peu amer, quoi de plus normal pour notre Chicorée. Pour enfoncer le clou de sa fidélité quelque peu forcée, la Chicorée amère a renoncé à s'envoler: ses fruits (akènes) sont hérissés d'écailles, en lieu et place des soies chères aux membres de sa famille Astéracée. Ce qui ne l'empêche pas de profiter de l'agréable compagnie des routards et des routiers: les bords d'asphalte sont ses bastions favoris. En Allemagne, on la nomme Wegwarte, qu'on pourrait traduire par «celle qui attend au bord du chemin».
Chicorée amère: quand les salades font de l'auto-stop?
Malgré son triste sort, d'autres prétendants courtisent les capitules matinaux et éphémères de la Chicorée amère, à commencer par les abeilles et les syrphes, ses principaux pollinisateurs. La Sauvage ouvre chaque jour de nouveaux capitules qui se fanent ou se ferment dans la journée, avant midi lors des fortes chaleurs.
Chaque jour, la Sauvage déroule le même rituel: tôt le matin, chaque fleuron ligulé pointe un stigmate bifide fermé. Cinq étamines chargées de pollen sont accolées autour; la Sauvage n'exprime que son potentiel masculin afin de favoriser la reproduction croisée avec d'autres spécimens (1). Au fur et à mesure de la matinée, les stigmates s'ouvrent, comme fendus. La Sauvage révèle sa part féminine, acceptant d'être fécondée par le pollen transporté par les butineurs (2). Finalement, les deux parties du stigmate s'enroulent, léchant le pollen des étamines en dessous: en dernier recours et faute de visiteurs, la Sauvage tente de faire un bébé toute seule (3)!
La Chicorée amère est une plante comestible, consommée depuis des temps immémoriaux. Son nom trouverait ses origines en Égypte: elle est mentionnée sur des papyrus datant de quelques 4000 ans. A partir de ses sous espèces sélectionnées par l'homme, on produit des salades plutôt amères, telle la chicorée pain de sucre. Cultivée dans des caves obscures, l'ex «Fiancée du soleil» perd de sa rancune et donc de son amertume, nous offrant la délicieuse barbe-de-capucin ou les célèbres endives ou chicons (c'est en revanche une autre espèce proche qui est à l'origine des chicorées scaroles ou frisées, Cichorium endivia).
Grandes feuilles basales découpées et petites feuilles caulinaires entières de la Chicorée amère.
D'autres variétés sélectionnées pour la générosité de leur racine pivotante permettent de confectionner un succédané de café, après torréfaction des parties souterraines. Cette boisson s'est implanté au fil de l'histoire de France, sous la Révolution car le café devient une denrée rare et onéreuse, lors du blocus continental décrété par Napoléon au début du 19ème siècle, puis lors des deux guerres au 20ème siècle.
En tant que plante médicinale, les vertus digestives et apéritives de la Chicorée amère sont connues depuis les pharaons d'hier jusqu'à ceux d'aujourd'hui (feuilles et racines de la Chicorée amère sont inscrites à la liste A des plantes médicinales de la pharmacopée française). Entre temps, elle a offert d'autres services plus fantasques: remède contre les coups de chaleur, la jaunisse (on en attendait pas moins de la part de l'ex fiancée du soleil), la mélancolie, potion pour «briller» en société, philtre d'amour (mais d'amour chaste alors, car la Sauvage était considérée comme une plante anaphrodisiaque au Moyen-âge)... Bref, la Chicorée amère est bonne à tout faire, peut-être parce qu'elle est apéritive: c'est bien connu, quand l’appétit va, tout va!
Pour aller plus loin:
- Cichorium intybus sur Tela-botanica
- Cichorium intybus: identification assistée par ordinateur
- A travers la longue histoire médicale de la Chicorée par Alain Leroux
- La Chicorée sauvage à travers l'histoire sur le blog Books of Dante
- Le chic insoupçonné de la Chicorée sur le site Planet vie
Avis à tous les aventuriers: on raconte que celui qui cueille à midi, le jour de la Saint Jacques, une fleur (capitule) blanche de Chicorée amère pourra ouvrir la serrure de tous les trésors... A bon entendeur!
Identifier la Chicorée amère ne cause généralement pas de difficultés... Reste à ne pas la confondre avec la superbe et trop rare Laitue vivace (Lactuca perennis), aux feuilles profondément pennatipartites, une espèce déterminante pour tout le Poitou!